Sortant de la gare de Vigneux côté urbanisé, ce n’est pas par la boucherie halal où Jean Rolin s’est ravitaillé que mon regard a été attiré (je ne suis pas du genre à fréquenter les boucheries et mon attachement à mener ce projet consciencieusement n’y changera rien), mais par une tour qui, dans un premier temps, m’a semblé être murée et donc en instance de démolition. Arrivée à son pied, je découvre qu’il s’agit en fait du chantier des architectes Castro et Denissof, « cabinet d’architecture de renommée internationale », qui « contribue au Grand Paris depuis de nombreuses années et transforme ici la dernière des 7 tours du quartier de la Croix Blanche en un nouveau de lieu de vie du 21e siècle ».
La renommée de ce cabinet est incontestable, tout autant que son implication dans les réflexions menées sur le Grand Paris ; la tour n’étant sans doute pas appelée à passer le cap du 22e siècle, on peut même faire crédit au panneau publicitaire de l’exactitude de la dernière de ses assertions.
Au demeurant, dans son état actuel, la tour offre un très beau tableau abstrait où la régularité des ouvertures est subtilement animée par les variations des plaques de bois qui les obstruent, certaines barrées de lignes de peinture rouge, des numéros peints en bleu azur au niveau des planchers indiquant probablement les étages.
Comme les tours Duo de Jean Nouvel visibles en de nombreux points du Val-de-Marne, au moins jusqu’à Vitry, cette tour ressurgira dans le paysage telle un petit lutin, et notamment au-dessus de la ligne des arbres surplombant des champs tellement dépourvus de toute végétation non désirée, comme l’avait déjà noté Rolin, qu’ils constituent une désagréable publicité pour l’imparable efficacité de l’industrie chimique.
« Au-dessus du chemin de l’Écluse, peu avant qu’il ne s’aligne sur la berge de la Seine, les arbres forment une voute, et sur la droite se déploie un champ de blé uniformément vert, sans la moindre tâche de couleur trahissant la présence d’une quelconque plante messicole. » (p 212)
Entre la gare de Vigneux et la Seine, le paysage est à la fois désert et clôt : murs aveugles, grilles, interdictions, cadenas, bâtiments abandonnés à la fois murés et ouverts à tout vent, déviations dues au chantier visiblement important que le Siaap a engagé pour créer un nouveau collecteur d’eaux usées - c’est un festival d’empêchements, jusqu’à la passerelle fermée – cette même passerelle que Jean Rolin avait trouvée fermée à son premier passage, puis ouverte le 25 mai 2019, et qui est de nouveau fermée, ce qui m’obligera à renoncer à passer sur la rive droite.
Le terrain coincé entre le parking et la gare, « vide et nu, surveillé par deux gardes assistés d’un berger allemand » (p 212) est toujours vide, moins nu car la végétation a repris ses droits et point de vigile ou de chien à l’horizon.
Pensant faire un petit crochet par la « voie dite de Rouvres », au terme d’une interminable ligne droite bordée de murs imperturbables, je me retrouve dans un cul-de-sac en bord de Seine, le chemin cartographié qui aurait dû me permettre de repiquer à droite vers le chemin de l’Écluse à l’endroit où il rejoint la Seine étant bizarrement absorbé par l’enceinte du château de Port Courcel (ou effondré dans la Seine, hypothèse qui me parait tout de même improbable), château qui jouxte sur sa droite la dernière portion de la voie, flanqué d’un très grand terrain de sport totalement désert en ce samedi après-midi.
Au bout de cette voie dite de Rouvres, caché derrière le mur d’une propriété elle aussi invisible, des cannes à pêche qui m’ont semblé de qualité professionnelle (mais la vérité est que je n’y connais rien) étaient posées près de l’entrée ouverte d’une tente dont s’échappait nettement le son d’une radio. Ne faisant rien pour masquer ma présence, je n’ai pas, pour autant, poussé l’audace jusqu’à me présenter à l‘entrée de la tente, craignant de contrarier quelque ermite pêcheur.
Plus tard le long du chemin de l’Écluse, c’est le terrain de motocross qui est lui aussi désert, fermé d’une grille aussi ancestrale que son cadenas rouillé.
Auparavant, jetant un coup d’œil indiscret dans l’enceinte de la belle ferme de Noisy, je remarque que le portail n’est en fait pas verrouillé. A peine mes photos terminées, comme dans un film de Cocteau, une main sort du trou découpé dans la porte en ferraille pour faire passer le cadenas. Après quelques minutes de manipulations hasardeuses, tandis que j’observe le manège sans bouger, une tête coiffée d’une casquette, clope au bec, finit par surgir également et me jette un œil noir sans répondre à mon « bonjour » jovial, ferme promptement le cadenas récalcitrant et disparait.
Finalement, ma seule rencontre notable de la journée aura été avec un jeune chat mort depuis peu mais au corps déjà raide, dont la présence en limite de chaussée laisse supposer qu'il a été renversé par une voiture - sans qu'aucune blessure apparente ne puisse cependant le confirmer. Avec précaution, j'ai porté son cadavre le long de la maison abandonnée de l'autre côté de la route, le posant au milieu de la végétation adossé à un morceau de carrelage récupéré dans la décharge attenante, ce qui m'a paru être une fin plus digne de sa courte vie.
Comme pour confirmer cette ambiance vaguement inquiétante, des coups de feu ont retenti, dans le petit bois visible au-delà du champ sponsorisé par Monsanto - autorisée ou non, cette chasse se déroule bien proche d'habitations.