Si l’expression est attribuée à Cioran, je l’ai découverte avec Vincent Dieutre, cinéaste dont quelques-uns des films ont marqué ma formation de cinéphile – Jaurès et Mon Voyage d’hiver figurant sans hésitation dans le baluchon de survie « ile déserte » – dans lequel entrent également tout Duras, au moins La Clôture, Le Ravissement de Britney Spears et L’Organisation de Jean Rolin et quelques-unes des œuvres des auteurs cités plus loin, plus quelques dizaines d’autres – un baluchon taille conteneur, donc.
Depuis 2004 et en parallèle d’une œuvre nourrie, Dieutre raconte dans ces Exercices, de formes et formats libres, ce qui le lie à certaines œuvres, à certain·e·s auteur·e·s, voir même à certaines scènes. Que je partage ses amours sans condition (Naomi Kawaze, Alain Cavalier, Jean Cocteau), modérément (Roberto Rossellini), voire pas du tout (Jean Eustache, que je goûte très peu, hormis la scène de La Maman et la putain, le monologue de Veronika / Françoise Lebrun déjà magnifié par la chanson éponyme du groupe toulousain Diabologum, scène que Dieutre rejoue, tourne et retourne avec Lebrun plus de 30 ans après), ces Exercices disent – aussi – de Dieutre comment ces œuvres l’ont « fabriqué », opérant comme toujours avec lui un subtil panoramique de l’intime au collectif, loin, très loin d’hommages empesés.
C’est là, pour moi, le premier lien entre les œuvres de Vincent Dieutre et de Jean Rolin. Si elles peuvent sembler très éloignées de prime abord, elles font résonner en moi des cordes assez proches : attention au politique et aux signes de l’humanité, formes libres tressant sans conformisme le documentaire, l’autobiographie et, pour certains récits de Rolin, la fiction la plus fantaisiste – Le Ravissement de Britney Spears portant cet exercice d’équilibriste à son apogée.
Cet humanisme lucide et désabusé – ou que j’interprète comme tel – qui en tout cas préserve de tout cynisme, je le vois chez Florence Aubenas (La Méprise : l'affaire d'Outreau, Le Quai de Ouistreham, L'Inconnu de la poste), David Simon (The Wire, Treme, Show me a Hero), Emmanuel Carrère (dans L’Adversaire et D'autres Vies que la mienne bien-sûr, mais aussi dans son bouleversant premier film Retour à Kotelnitch).
Seul parmi eux et elle, Jean Rolin ajoute à ses écrits une rondelle d’humour et d’autodérision qui allège les ambiances les plus plombées et un anticonformisme qui m’a souvent amenée à penser contre moi (mes préjugés, mes réflexes).
Avant de me lancer sur ses pas le long de la Seine, j’avais bricolé des tentatives similaires fin 2011 à Ouistreham après la lecture du livre de Florence Aubenas ; puis en août 2014 j'avais passé 10 jours à Baltimore par fétichisme assumé pour tout ce que produit David Simon, The Wire étant définitivement la plus grande série de tous les temps dans l'univers connu, suivi de près par tout ce qu’écrit Simon. Dans ces deux cas, mon impréparation et des séjours trop courts avaient eu raison de mon enthousiasme et de mon intuition.
L'œuvre de Jean Rolin, j’y suis entrée par La Clôture, dont j'avais intégré des extraits dans l'exposition du Pavillon de l'Arsenal consacrée en 2009 à « la ville du Périphérique »[1] avec des extraits de Tigre en papier d’Olivier Rolin, d’un titre d’Echenoz qui m’échappe et d'autres auteurs moins majeurs, ayant en commun d’avoir pris le Périph’ comme décor.
À cette époque, je longeais et traversais quotidiennement ce secteur. Mais c'est porte d’Aubervilliers, au mal nommé « service d’accueil des étrangers » de la préfecture de police de Paris où se situe cette dernière scène du récit, que j'ai vécu la pire humiliation de ma vie de militante, obtenant en 15 minutes, de par mon privilège blanc – et sans aucune autre justification que mon allure assurée et totalement fabriquée - un passe-droit pour réclamer un papier évitant l’expulsion pour un ami Nigérian, resté à la porte, puisque noir, avec toutes celles et ceux qui, comme cette femme observée par Rolin, avaient passé la nuit dehors à attendre l'ouverture des locaux.
Les occasions d'avoir honte de la « politique migratoire » de mon pays n'ont jamais manqué avant et après, mais elles s'incarnent pour moi dans cet épisode matinal de la fin des années 90, dans cette humiliation victorieuse, cette victoire humiliante, situation banale et récurrente que Rolin résume dans Chemins d’eau, avec une désinvolture que je suppose feinte, à propos d’un terrain de camping « réservé aux touristes, strictement interdit aux forains et nomades » :
Porte d’Aubervilliers, Rolin avait su voir ce que les circonstances et la colère m’avaient empêchée de voir.
Aller y voir, voir ce que ça produit, chercher les échos en soi, suivre la ligne et digresser. C'est ce qui m'a guidée en zig-zag dans ce projet autour du Pont de Bezons, le long de la Seine entre Melun et Mantes.
Ces lieux j'en connaissais déjà certains pour avoir grandi à Épinay-sur-Seine, travaillé à Saint-Denis où je retourne encore souvent, habité sporadiquement à Ivry et Gennevilliers ; d’autres pour les avoir arpentés dans un cadre professionnel non photographique, mais jamais seule.
Y retourner ou les découvrir dans les conditions de solitude (et bien évidemment à pied) que Jean Rolin se fixe dans tous ses projets d’exploration territoriale (hormis notablement le très drôle L’Explosion de la durite, dans lequel il effectue son périple avec un acolyte) change tout : le rythme, les sorties de route, l'écoute et l’observation des oiseaux, et surtout les rencontres.
Un homme croisé dans une rue déserte de Gargenville avec un chien dont il m’apprend qu’il l’a trouvé attaché à un arbre dans la forêt, et donc sauvé et adopté – l’animal ne semble même pas en vouloir au genre humain, les chiens sont trop gentils ; un jardinier retraité rencontré sur le parking de sa cité à Corbeil, tentant de me convaincre sur « tout est moche ici » et que je ne dois pas me fatiguer à prendre ça en photo ; deux cyclistes sur le quai de l’improbable gare déserte de Vosves, avec qui le trajet devient léger et joyeux ; des habitués jouant aux cartes dans un café de l’Ile-Saint-Denis où je suis la seule femme et la seule blanche, dans la douceur d’une ambiance hors du temps et loin du chaos du monde…
Chemin faisant, j’ai pris le parti de ne photographier de ces rencontres que celles et ceux qui me le demandent (et le fait est que la demande ne vient que des hommes), ma première tentative, le premier jour du projet en juillet 2021, auprès d'un fidèle sortant de la mosquée de Nanterre qui m'avait gentiment éclairée sur les travaux du secteur, s’étant heurté à un refus incrédule, amusé et poli - je suis peu éclairée des coutumes religieuses et ne fais guère d'efforts en la matière.
Les portraits figurant dans le projet sont donc ceux issues de ces rencontres furtives, systématiquement amorcées par l’étonnement de me voire déambuler seule et appareil photo à la main dans ces lieux de marge.
Photographier ces espaces supposés mornes, vides et peu gérés - et parfois il est vrai qu'ils correspondent à ces préjugés – les confronter au regard de Jean Rolin et à l’écart de ces trois années entre nos passages respectifs, c'est aussi parler en creux de mon rapport au monde, aux classes, aux exclusions. De ce qui me « fabrique », comme dirait Vincent Dieutre.
[1] commissariat Bertrand Lemoine